CLAIR DE FEMME de ROMAIN GARY


 

OU L’AMOUR AU-DELÀ DE LA MORT…

 Ce livre, vous l’aurez deviné est bien plus qu’un coup de cœur, c’est le cœur entier qui se dissout entre les lignes, qui frissonne, rit aussi, car le sujet grave est traité avec une autodérision exceptionnelle. Parce que  les mots nous collent à la peau comme une larme retenue, translucide et qui ne veut pas couler de notre paupière refermée, un instant de grâce que nous voulons prolonger, pour ne pas arriver à la fin, comme les deux héros Michel et Lydia qui roulent doucement dans la nuit parisienne de peur d’arriver quelque part. Surtout elle. Lui sait ce qu’il  a à faire et ce qu’il veut malgré son ivresse. Soûl d’alcool et aussi soûl de malheur. « Même si nous étions dans l’étreinte comme deux souvenirs », la mort ne lui a pas tout pris. Et la mort imminente de Yannik, sa femme, don double, sa patrie, doit continuer à travers une autre, tel qu’elle le lui a demandé et tel qu’il le lui a promis. Comment ne pas imaginer Jean Seberg dans les quelques pages où il nous parle de cette douceur blonde, cet « éclair de femme » et peut-être, l’amour tel qu’il aurait dû être entre eux. Et le titre aurait pu être « Eclair de femme » tant il en parle de cet éclair. Mais il dit aussi cela de l’amour : «Et je ne vous dis pas qu’on ne peut pas vivre sans amour : on peut et c’est même ce qu’il y a de si dégueulasse. Les organes continuent à assurer la bonne marche physiologique, et le simulacre peut se prolonger longtemps, jusqu’au moment où la fin du fonctionnement rend le cadavre légitime ».

L’HISTOIRE

Une fin d’après-midi pluvieuse, Michel, pilote de ligne en congé sans solde est débarqué brusquement d’un taxi (et de sa vie) rue de Varennes. Il heurte Lydia qui tombe là à point nommé pour régler sa course, car il n’a que des dollars sur lui.   Ils vont s’agripper l’un à l’autre tels deux naufragés et se raconter par bribes leur histoire tout en poursuivant une course échevelée dans des univers cosmopolites d’un Paris qui abrite leur nuit interminable à la lumière de néons indifférents. Ils vont se prendre, sans passion et mettre le doux nom « d’entraide » sur leur relation balbutiante. Ils se lâchent un moment, le temps pour Michel de rencontrer Señor Galba, clown triste dans un cabaret de seconde zone. Et nous avons droit à une scène d’anthologie tragi-comique où un caniche teint en rose va danser un paso-doble avec un chimpanzé… « Le numéro de ma vie » dira Señor Galba en vantant cette prouesse pathétique pour Michel qui s’aperçoit que l’homme, cardiaque, a peur de mourir avant son autre caniche, Matto Grosso,  qui le suit du coin de l’œil en permanence, il a peur de la smrt, ce mot russe qui désigne si bien la mort par sa sonorité vipérine. Il sympathise avec lui et en oublie son sac de voyage dans sa loge où il s’est alcoolisé un peu plus. Après, Il retrouve Lydia, seule depuis un an, elle a quitté son mari devenu aphasique jargonneux (les pires logorrhéiques puisqu’ils parlent sans cesse par onomatopées incompréhensibles) et qui cherche « à l’aimer encore plus depuis qu’elle ne l’aime plus ». A savoir que sa petite fille est morte dans l’accident qui a rendu son mari infirme. Ils vont donc à la soirée d’anniversaire que donne Sonia pour son fils adoré, la belle-mère juive et russe, un sourire implacable vissé sur la face, malgré des yeux qui disent la pire cruauté. La réception, grandiose est une mascarade décadente de sourires ouverts sur des dentiers, du caviar à la louche et de faux tsiganes qui font se pâmer les vieillards présents, enchâssés dans leurs souvenirs et leurs bijoux, témoins d’une grandeur passée et fanée. La belle-mère est une publicité pour un dentifrice tant son sourire ne désarme pas, Michel demande en douce à Lydia si elle l’enlève pour dormir ! Elle croit encore que les juifs ont le malheur dans les veines et jubile d’avoir repris son fils à Lydia, victoire mesquine sur ce malheur qu’elle béatifie alors que Lydia veut rester vraie, vivante et agnostique. Michel se moque de tout et tout le monde met sur le compte de l’ivresse ses réparties pleines d’humour.

« – pirojkis (ce sont de petits pâtés), troïka, volga, koulibiak… » et Sonia le prend aussitôt pour un russe !

Lydia sait que Yannik a demandé à Michel de partir pour abréger sa leucémie, qu’à l’heure où ils dérivent dans Paris, elle est peut-être passée à l’acte. Lydia interroge et il répond : « pourquoi puisque je l’aimais tant, ne me suis-je pas allongé à ses côtés ? «   «  Mais elle voulait rester vivante et heureuse et cela veut dire maintenant vous et moi ». Il veut donner une chance à l’impossible, recréer l’image indéfectible du couple, « où tout ce qui féminin est homme, tout ce qui est masculin est femme » en continuant l’amour, la femme avec une autre, perpétuer Yannik, ce qu’elle voulait  au cours de ce qu’il appelle « les hasards d’une dérive et d’une main tendue ».

Mais plus la nuit avance, quand on croit qu’il va tomber, au fur et à mesure que l’alcool coule dans ses veines, plus l’humour et l’amour, comme un voile de pudeur posé sur l’indicible lui fait raconter Yannik : « Un jour elle m’a dit : jusque là et pas plus loin. Ce n’était pas seulement le refus de souffrir : c’était un goût de plénitude. Elle avait trop le goût de la plénitude pour lécher les restes dans l’assiette. « Pas question, tu parles comme si tu étais le seul à aimer. S’il est une idée qui m’est insupportable, c’est de mourir en emportant avec moi ma raison de vivre  (…). Alors promets-moi. Promets-moi de ne pas faire de ton chagrin une facilité, une dérobade. (…) Nous avons été heureux et cela nous crée des obligations à l’égard du bonheur ».

Il regarde déjà Lydia avec amour, ses cheveux qui ont blanchi trop vite, ses petits sillons autour des yeux sont autant de signes rassurants, comme s’ils avaient déjà vécu vingt ans ensemble. Mais elle qui ne sait plus ce qu’est l’amour a peur, terriblement peur d’être érigée soudain en cathédrale, elle qui ne côtoie que son deux-pièces de 80 m2. Il lui propose juste d’essayer, de partir à Caracas comme il le prévoit depuis deux jours sans parvenir à franchir la salle d’embarquement, il ne veut pas lui faire habiter une vérité qui ne serait pas habitable : «  Le néant ne m’intéresse pas, précisément parce qu’il existe ». Il veut qu’elle partage sa vie par « fraternité », afin de profaner enfin le malheur, de lui tordre le cou une bonne fois pour toutes. Donner une chance à l’impossible, plutôt que de cogner leur malheur comme deux coques de noix  dérisoires sur un océan déchaîné, il veut l’essence de l’amour dans ce qu’il a d’absolu. Alors il lui rapporte les derniers mots de Yannik : «  Je ne veux pas partir comme une voleuse ; il faut que tu m’aides à rester femme ; la plus cruelle façon de m’oublier, ce serait de ne plus aimer. Dis-lui… »  Et, comme pour lui-même il ajoute : « le sens de la vie a un goût de lèvres. C’est là que je prends naissance. C’est de là que je suis. »

Lydia entend-elle vraiment, partagée entre l’envie d’être enfin une autre, d’échapper à sa belle-famille et de ne pas être cette cathédrale,  trop haute pour elle. Elle veut, quand l’aube viendra, commencer par le début, par le bas, redescendre du clocher sacré où il l’a placée. Ramper vers lui plutôt que de descendre d’un trône en Majesté. «  Et quelle femme accepterait d’être seulement un temple d’où l’on vient adorer l’Eternité »…

Alors, iront-ils plus loin ensemble ? L’aube leur sera-t-elle fatale ? Yannik s’est-elle suicidée ? Señor Galba a-t-il échappé à la smrt ? Autant de questions que l’on se pose jusqu’à la fin et auxquelles je ne répondrais pas, pour vous laisser un peu de ce livre que je me retiens de citer en entier ! Mais je ne peux m’empêcher de vous en mettre celle-ci que je trouve particulièrement belle, bien que le livre en regorge comme il déborde d’humour ! Précipitez-vous dessus et consommez-le doucement, comme on savoure un grand cru, comme on serre un enfant dans ses bras, avec tendresse et délicatesse. Parce que Romain Gary nous donne ici aussi, une belle leçon de tolérance, d’humanité face à l’inhumanité de la mort et le tout enveloppé avec précaution, comme s’il ne voulait pas se répandre mais plutôt s’épancher, murmurer alors qu’un cri déchirant, un seul lui traverse l’âme, un éclair de femme…

«  Aimer est la seule richesse qui croît avec la prodigalité. Plus on donne et plus il vous reste. J’ai vécu d’une femme et je ne sais pas comment on peut vivre autrement ».

Coup de coeur exceptionnel !

LC avec Martial, le vagabond des étoiles et Marie.

66 réflexions au sujet de « CLAIR DE FEMME de ROMAIN GARY »

  1. Bonjour!

    Enfin le grand jour de la lecture de ton billet sur ce roman…. On sent à la lecture de ce billet le coup de coeur que tu as eu! Très jolie!

    Bon dimanche

  2. yes ! c’est celui que j’ai pris sans à la BM sans même attendre ton billet tant tu semblais enthousiaste (déjà !)
    Supeeeerbe billet (dis-donc, t’as pas un peu beaucoup passionnément ce roman, toi ?!!!)
    A plus tard, marre des copies (levée depuis 5h10 !Tu es ma première lecture !)

    • Renoue, renoue !! Delphine a envie de le relire, c’est dire si ce livre de Gary est « à part » dans son oeuvre !! Quoique, je suis en train de devenir fan, donc…

    • Moi aussi c’est rare que j’ai des frissons à ce point là, comme je l’ai dit à Syl. Il m’a fallu attendre deux jours pour faire mon billet, tellement j’étais sans voix (ce qui est rare aussi) et quelle maestria pour manier l’humour et le désespoir ensemble !! Un bijou !! Je crois que je vais avoir du mal avec le prochain ! 😉

  3. Je suis entrain de lire « éducation européenne », le premier roman publié sous le nom de R.Gary, en 1945. La résistance vue sous un jour très réaliste et cependant toujours très humain. La riche émotion émanant de ton billet me convainc de continuer la lecture de Romain Gary par « clair de femme » …

    • Et encore je me suis retenue !! 😉 Et qui te dit que ton billet ne sera pas aussi beau !! Quand on a aimé, on trouve les mots pour en parler (quoique là, je n’avais plus de mots après l’avoir fini…j’ai attendu deux jours !) .

    • J’espère qu’il te plaira !! Je me demande encore pourquoi je ne l’ai pas lu plus tôt !! 😉 Et j’ai eu peur en écrivant mon billet de ne pas être à la hauteur de ce livre !! 😀

    • Je confirme, il le faut !! En plus, il n’est pas épais !! Tu devrais le trouver en biblio sans problèmes ! Si tel n’était pas le cas, fais-moi signe, je te prêterais le mien (mais il est souligné de partout!!!) 😀

  4. Très bel article !!!! Tu vas provoquer une pénurie de ce roman 😉
    Sinon je trouve cela magnifique qu’une femme qui meurt ait le courage de dire à l’homme qu’elle aime de ne pas rester seul, ça c’est de l’amour^^

    • Oh oui et encore, je ne rends pas tout l’amour et l’humour qui transpirent dans ce livre !! Je l’ai proposé à Séverine mais à toi aussi, si tu ne le trouves pas, je te le prête bien volontiers (malgré tous les passages que j’ai soulignés et annotés) !! 😀

      • Pourquoi pas, si tu veux le faire voyager, je veux bien qu’il fasse un tour par chez moi 😉
        Difficile de rendre compte d’un livre qu’on a adoré, mais tu nous as donné envie de le lire c’est l’essentiel 😀

        • Bon, je vais essayer de gommer ce que je peux mais il y a des passages au stylo !! Oui sacrilège !! Mais c’est mon livre et un vieux poche, donc j’adore en faire ce que je veux !! Je te l’envoie mardi avec Glattauer !! On va y arriver… Bonne après-midi, je vais me reposer !! 😉

    • Ce n’est pas une rencontre Eiluned, c’est un coup de foudre !! Et ça ne m’arrive pas si souvent ! je vais peut-être le faire voyager (malgré son état !), si tu es intéressée dis-le moi !!

  5. eh bien, quelle succès ! Par contre, je te laisse sur « au-delà de cette limite… » car le sujet ne me tente pas (pour le moment…) Mais je guetterai ton billet avec impatience !

  6. Ping : Des livres voyageurs pour découvrir Romain Gary | Delphine's books and more

    • C’est généreux de ta part ! J’en connais qui vont être preneuses, pour Aymeline c’est fait ! Je lui envoie mardi. Et les autres je les ai lus !! J’ai La Promesse d’ailleurs… Mieux qu’un challenge non ?? 😉

  7. quel beau billet Asphodèle, quelle émotion et quelle passion! la littérature nous offre parfois de ces frissons…merci de m’avoir parlé de ce livre que je ne connais pas…encore!

    • J’allais passer te dire bonsoir !! Merci, si tu as aimé et si j’ai fait partager mon émotion alors je suis contente !! Lis le, jette toi -dessus, 179 pages…et on en voudrait le double !! 😉

  8. Chère Asphodèle,

    Tu as su parler d’un roman passionnant, pour lecteurs passionnés et avec beaucoup de passion.
    Lire cette chronique a été un plaisir. Merci ! Asphodèle et Romain Gary …
    Amitiés

  9. Ping : Clair de femme | Et puis…

  10. Ping : Quelques livres de Romain Gary (et le prochain sur ma liste) | Delphine's books and more

  11. sur le point de terminer « Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable »… et je compte bien ne pas en rester là… me reste plus qu’a farfouiller sur les étagères pour retrouver les autres en attente… bonne soirée.
    Au fait, si quelqu’un a envie que je le lui envoie… c’est d’accord. Juste savoir qu’il est en bon état mais pas tout jeune.

    • Merci Mazel, s’il est aussi vieux que mon exemplaire, je vois !! A priori tous ceux qui sont inscrits à la LC l’ont, Delphine en a fait voyager également (des Gary), je vais lui demander si celui-ci était dans le lot ! Tu n’as pas de blog ? Je ne peux te laisser de messages que sur Hello ? Plus pratique pour moi que GDS !! 🙂 C’est bien toi qui souhaite le DVD Sagan qui voyage en ce moment ? Si oui, merci de me laisser ton adresse à lisa.maratier@yahoo.fr que je puisse informer celle qui l’a actuellement de te le faire suivre ! pfiou, je n’ai pas noté tout de suite et bien sûr, j’ai un doute !! 🙂

    • Ce livre m’a tellement bouleversée que j’avais encore envie d’en dire et d’en dire !! Depuis j’ai du mal à trouver quelque chose qui m’emballe autant !! Si, La ballade de l’impossible de Murakami m’a beaucoup plue, mais il n’y avait pas le petit « truc » que j’ai adoré chez Gary, je vais aller voir ton billet alors !!

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  17. J’ai rédigé ma chronique (parution dans la semaine) et je viens de lire la tienne. Ta première phrase est très exacte, le coeur entier qui se dissout entre les lignes…c’est vraiment ça la sensation qui se dégage de ce livre.
    Bises et belle soirée.

    • On se liquéfie en lisant ce livre !! C’est bien que tu aies fait ton billet rapidement ! T’as vu la longueur de mes billets à l’époque ? Je me demande comment j’ai fait pour que tout le monde reste !!!^^^Belle soirée aussi ! Bises♥

  18. Ping : Challenge Romain Gary : vous en êtes où ? - ~ Delphine's Books & more ~

  19. Désormais dans ma LAL, je ne doute pas que ce roman me plaira, merci de m’avoir attirée à ce titre (via un coin de blog), et félicitations pour le choix de l’éventail 🙂

    • Merci Fersenette pour ce gentil clin d’oeil, alors voyons ? J’en ai parlé à…Natiora il y a peu ? On finit toujours par se retrouver ! J’en garde encore un souvenir très présent, c’est dire si la plume de Gary est particulière…

N'hésitez pas à me laisser un commentaire, il sera toujours bienvenu !