Et déambuler…


J’ai longtemps marché seule la nuit, dans les rues d’une ville familière dont je connaissais le moindre pavé. Elle scintillait sous le vent froid d’hiver et suspendait du givre au rebord des fenêtres. J’ai croisé l’étrange faune noctambule qui me frôlait, méfiante et susceptible de se savoir épiée.

J’entrais en apnée dans les bars animés où de puissants ténors refaisaient le monde sans pardonner les offenses que Dieu ou Diable leur avaient infligées. La harangue pâteuse comme vérification de leur pouvoir illusoire sur la poignée d’humains réunis là par hasard. Beaucoup de neige collait à leurs chaussures, telle un morceau de mémoire froide oubliée par le temps. Ils mentaient ou inventaient ou racontaient souvent, pour ne pas dire toujours, les mêmes dérives, les mêmes blessures en riant aux mêmes canulars. Enroulée dans ma cape sombre (qui ne soulevait pas l’admiration des foules), mon circuit variait d’une nuit à l’autre. Les tournois perdus d’avance et les joutes oratoires enflammées réchauffaient alors la banquise où mon coeur vivait en exil. Jusqu’à ce que l’un ou l’autre, ivre d’alcool et de mots sans suite perde au passage les derniers remparts d’une dignité déjà vacillante. Le temps s’arrêtait au fond des bouteilles vides et leurs lèvres saignaient de boire à des verres ébréchés.

Quand le matin blanchissait au dehors, sous un ciel chargé de désillusions, les visages creux se refermaient, les silhouettes chancelaient, fantômatiques, jetant à l’aube indifférente quelques bribes de rêves éclatés sur des miroirs brisés. Emménager de plain-pied dans la réalité ravive les tremblements tapis dans l’ombre des coeurs fragiles, ceux-là mêmes qui vont se coucher quand se lèvent les peurs obscures d’une nouvelle journée impossible à affronter.

Je ne suis jamais passée deux fois au même endroit, de peur de ressembler aux visages d’apocalypse qui me faisaient frémir. Aujourd’hui, alors que quelques sillons se sont creusés autour de mes yeux, qu’un pli soucieux barre mon front en souvenir des tempêtes passées, je me demande ce que penserait la jeune fille si elle me croisait un soir de pluie, ses hauts talons claquant sur le bitume de la ville endormie…

C’était ma participation à la 80ème session de « Des mots, une Histoire« , d’Olivia. Les 16 mots à placer étaient : Apnée, admiration, tournoi, vérification, pardonner, mentir, circuit, chaussures, canular, susceptible, emménager, satiné, banquise, cape, scintiller, pavé.

65 réflexions au sujet de « Et déambuler… »

  1. Vite fait avant de partir en visites:j’apprécie énormément cette déambulation sertie de sombre,passablement désenchantée.J’adore tes textes mais ça tu le sais déjà.Allez,au boulot!

  2. Mais comment fais-tu pour décrire ces errances noires avec des mots qui transforment le tout en poésie ?
    Moi aussi, j’adore tes textes, Miss Aspho 😉

    • Soène ne me demande pas comment je fais, je ne le sais pas moi-même !!! Je pars d’un mot et hop, ça vient ou pas ! 😆 Et comme je n’aime pas la noirceur absolue, j’y ajoute un peu de poésie, sûrement… Bises♥

    • Muhaha Pierrot, je n’y avais même pas pensé, à cette époque la fumée ne me dérangeait pas, elle faisait partie du charme ambiant !!! Et puis apnée hein, j’ai eu du mal à le caser !!! 😆

  3. Comme d’habitude, ton texte me parle et me touche énormément… Je vois l’atmosphère de la nuit dont tu parles, je vois ces « visages d’apocalypse » et surtout, j’entends Saez. Plein de gros bisouilles, ma petite Aspho !!!! ♥

  4. Superbe texte. Qui rappelle des errances la nuit, et des souvenirs lointains (maintenant, dans mon village, je ne me vois pas errer la nuit, je n’y croiserais que chats errants et chouettes en chasse).

  5. Je ne connais pas ce monde de la nuit avancée, j’étais bien trop sage pour m’y perdre, ou peureuse. Mais lorsque je sortais, j’avais un parabellum dans le sac… de quoi se sentir bien.
    Beau texte Aspho…

    • Syl., je te rassure je ne m’y suis jamais perdue !!! Mais j’ai beaucoup observé !!! Et à une époque j’avais aussi un pistolet dans ma poche (un vrai) !!! Mais j’avais plus peur de l’arme que de ce qui pouvait m’arriver je l’ai rendue à son propriétaire après avoir tiré un coup de feu dans mon mur sans le vouloir, la frousse de ma vie !!! 😀

  6. Ta description de l’état de désespoir des ames fragiles au lever du jour, incapables d’affronter le monde réel….
    C’est du vécu?

    • Jakline, pas du tout ! J’ai toujours affronté mes journées le pied vaillant mais j’ai eu une amie dépressive qui m’a hélas beaucoup appris, même si je n’ai pas pu l’aider comme j’aurais voulu…Et parfois j’allais la récupérer dans des endroits qui faisaient peur… Elle n’a pas survécu.

  7. Magnifique, surtout cette phrase : Quand le matin blanchissait au dehors, sous un ciel chargé de désillusions, les visages creux se refermaient, les silhouettes chancelaient, fantômatiques, jetant à l’aube indifférente quelques bribes de rêves éclatés sur des miroirs brisés.

    J’y repenserai la prochaine fois que je prendrai le premier métro… Mais un peu pessimiste tout de même, cette vision de la nuit ? Parfois, elle tient ses promesses…

    • Merci Moncafé (au fait tu n’as pas un prénom ??? 😆 mon café… j’ai l’impression de parler à mon mug !!!^^). Je suis ravie que ça te laisse songeuse, les mots font leur chemin… 🙂

  8. Je sais pas si c’est la photo mais je me suis cru perdu au fond du 19ème siècle… jusqu’à la désillusion du bitume. Y’a une sorte d’écho poétique dans ton texte, qui confine le côté sombre. Au fait, ça te dit que je t’accompagne, dans ta ballade nocturne ?

    • Merqui, au fond du XIXème siècle ??? La photo est contemporaine, il y a toujours des pavés à Paris (et ailleurs) ! Je ne sors plus très souvent la nuit et encore moins toute seule !!! Pas grand-chose à voir en campagne ….

  9. Il manque des pétards ou la coke, les bagarres ou les rixes, les blessés ou un mort et on aura fait le tour de la nuit en Chouany. 😀
    Bien écrit comme d’habitude et une phrase me plait particulièrement : « Le temps s’arrêtait au fond des bouteilles vides et leurs lèvres saignaient de boire à des verres ébréchés. »
    Joli fond d’écran.

  10. L’atmosphere de la nuit, si particuliere, que j’aime mais pas pour les troquets.C’est plus pour errer dans une ville endormie où les sons, les couleurs et les odeurs ne sont plus les memes.Chaque saison revelent de nouvelles sensations.Tu as mis de la noirceur avec beaucoup de poesie dans ce texte, des phrases aux images fortes. J’admire.

    • Pyrausta, les troquets c’est en « observatrice » que j’en parle, je n’y suis jamais allée seule non plus !!! Mais je passais devant, je regardais… Merci pour le compliment ! 🙂