L’AUTRE FILLE de Annie Ernaux


Paru aux Editions NIL, dans la Collection Les Affranchis en 2011. Cette collection est présentée comme cela en incipit : » Quand tout a été dit sans qu’il soit possible de tourner la page, écrire à l’autre devient la seule issue. Mais passer à l’acte est risqué. Ainsi après avoir rédigé  sa « Lettre au père » , Kafka avait préféré la ranger dans un tiroir. Ecrire une lettre, une seule, c’est s’offrir le point final, s’affranchir d’une vieille histoire. La collections « Les Affranchis  » fait donc cette demande à ses auteurs : « Ecrivez la lettre que vous n’avez jamais écrite ».

Annie Ernaux s’acquitte très bien de cette lettre, parfaitement construite littérairement pendant 78 pages où elle exhume (pour la dernière fois ?) un pan de son existence qui a conditionné une grande partie de sa vie de femme et même, comme elle le dit elle-même, sa vocation d’écrivain : « Je n’écris pas parce que tu es morte. Tu es morte pour que j’écrive, ça fait une grande différence. »

L’HISTOIRE

Yvetôt 1950. Petit village de Normandie où la famille Duchesne passe les     vacances d’été. Annie a 10 ans tout juste et joue autour de sa mère et d’une cliente « plus chic » que les autres en villégiature, rue de l’Ecole et va entendre, par hasard (?) « le récit ». Car il y a un avant et un après le « récit » dans cette lettre où l’auteure décortique ses sentiments de façon psychanalytique. Sa mère, en se tamponnant les yeux, raconte la mort par diphtérie, en 1938 de sa soeur aînée, béatifiée à jamais à l’image du portrait de Sainte-Thérèse de Lisieux qui trône dans la chambre des parents (et où elle dort également). Mais les derniers mots vont tomber comme une pluie acide et brûlante, grêlant à jamais la mémoire de la petite Annie :  » Elle était plus gentille que celle là »… Car personne (ou alors bien plus tard et encore…) ne lui a jamais parlé de cette absente  qui pèse ce que pèse le poids des secrets informulés. Ses parents ne la mentionneront jamais par la suite et à un moment, où le doute s’installe, où elle croit que ses parents savent « qu’elle sait », le secret devient encore plus sournois :« Il se faisait de plus en plus tard pour rompre le silence, le secret était trop vieux (…) Il me semble que je vivais bien avec. » Ce gouffre de non-dits, plus l’impact de la petite phrase assassine du « récit » vont être déterminants dans la poursuite de sa vie. Quand elle s’aperçoit, les années passant, que cette soeur est « indestructible en eux », et qu’il lui faudra toujours vivre en parallèle avec non pas une présence mais une absence, une béance où toutes les suppositions, les projections s’engouffrent et bouleversent son cheminement personnel.

Elle ne cite ses parents que par « lui » ou « elle » dans cette lettre, leur renvoyant par effet boomerang le « celle-là » qu’elle a entendu à dix ans. Elle met volontairement une distance comme un ultime reproche à leur encontre, trop « bigots », trop « peuple », elle qui s’est élevée par le savoir, en faisant de brillantes études sans jamais renier Lillebonne où elles sont nées toutes les deux dans le café-épicerie où elle a grandi (avant Yvetôt), protégée, couvée comme du lait sur le feu. Mais en marquant toujours sa différence, en imposant sa présence de vivante :  » Tu n’as d’existence qu’au travers de ton empreinte sur la mienne. T’écrire, ce n’est rien d’autre que faire le tour de ton absence.  Décrire l’héritage d’absence. Tu es une forme vide impossible à remplir d’écriture ». Alors oui elle est passée par toute une palette de sentiments contradictoires, ne voulant pas entrer dans la « douleur » de ses parents, douleur qui en l’excluant, l’aurait rendue vaine. Tout ce qu’elle n’était pas, jusqu’à ne pas vouloir être enterrée près d’eux en Normandie. « L’autre fille, c’est moi, celle qui s’est enfuie loin d’eux, ailleurs ».

Il y a des mots terribles dans cette lettre, d’amour, de haine, on ne sait plus trop tant elle-même a eu du mal à se situer dans sa propre histoire. Dans les dernières lignes, ce passage, où encore elle explique : « Peut-être que j’ai voulu m’acquitter d’une dette imaginaire en te donnant à mon tour l’existence que ta mort m’a donnée. Ou bien te faire revivre et remourir pour être quitte de toi, de ton ombre. T’échapper. Lutter contre la longue vie des morts « . Comme une réponse au récit entendu soixante ans plus tôt et qui ne lui était pas destiné…  C’était en octobre 2010.

SUR L’AUTEUR

Annie Ernaux est née à Lillebonne (et non à Yvetôt comme il est dit dans Wikipédia), le 1er septembre 1940,  puis grandira à Yvetôt où ses parents, d’origine modeste et après avoir été ouvriers tiennent un café-épicerie. Elle fera de brillantes études à Rouen, sera institutrice puis professeur certifiée avant d’être agrégée. Elle est à la retraite aujourd’hui. Nous retrouvons ce café-épicerie dans beaucoup de ses romans tous autobiographiques. Parmi eux « La Place », récompensé par le Prix Renaudot en 1984, Les Armoires vides en 1974, La femme gelée, L’évènement et Les années, en 2008 récompensé par le Prix Marguerite Duras, le Prix François Mauriac et le Prix des Lecteurs de Télérama. Plus un nombre d’écrits divers conséquent… (Source Wikipédia, abrégé).

35 réflexions au sujet de « L’AUTRE FILLE de Annie Ernaux »

    • J’avoue avoir beaucoup aimé Les armoires vides mais j’ai toujours Les Années dans ma PAL. Son écriture est souvent « dérangeante », elle a fait de l’autobiographie sa tasse de thé ! Ce ptit opus ne déroge pas à la règle mais a le mérite de se lire vite et explique bien des choses…

  1. J’ai trouvé Les années à l’état neuf chez un bouquiniste, je l’ai acheté presque rien que pour la couverture !! Et en me disant que ça me plairiat. Les extraits que tu cites me font aimer l’écriture déjà. Et le billet d’Antigone sur le même livre que toi. Viens à mon secours, exhausteur de PAL !!

      • Je veux bien, ça ne m’est pas pesant, mais pas avant le mois d’août, sinon je vais exploser et je n’ai même pas assez de temps pour la fantaisie en lecture… (les choix de hasard,tu sais…)

        • Je disais ça en l’air !! Mais te connaissant, tu as mordu, ha ha ah !! Finalement, why not ? Oui moi itou pas avant les vacances, je m’absente une heure et on en reparle ctaprème ?? Ou on se maile hein, c’est mieux…

  2. Je pense que je le lirai, juste pour le plaisir des mots et des phrases. Je ne sais pas si le récit va m’accrocher mais le style de l’auteure va sûrement m’envouter … du moins si je me fie aux extraits que tu as choisis.
    Merci !
    Amicalement !!!

    • 78 pages, ça te donnera une idée du style de la dame qui est récurrent dans ses autres livres ! Je dois dire que cette lettre m’a beaucoup plue !! Pour une fois que je te tente, ah ah !!^^

  3. J’aime beaucoup Annie Ernaux, j’aime sa démarche : partir du personnel pour toucher à ce qui nous englobe tous et nous unit au sein de la société … Dans « les années », ses remarques sur ses enfants m’ont parfois presque choquée (elle y exprime un certain détachement affectif ou du moins ce que j’ai interprété comme tel).
    Cette lettre me tenterait bien si ma pile de livres n’atteignait déjà des sommets !

    • Moi pour l’instant je suis « partagée » : j’ai aimé Les armoires vides, je n’ai que commencé les Années et cette lettre m’a bouleversée ! C’est vrai qu’elle dérange et bouscule les codes sur « la sacro-sainte famille », en même temps à l’époque dont elle en parle, les « secrets » étaient monnaie courante… Et je vais lire ceux qui sont dans ma PAL, cette lettre m’a donnée un nouvel éclairage !! 😉 Pour info je l’ai achetée le mercredi matin et je l’ai lue en 2 heures à peine !!

  4. J’ai découvert Annie Ernaux avec Les années qui malgré son caractère très personnel, très autobiographique avait réussi à me toucher me renvoyant à mes propres souvenirs. Ce texte court, dont vous êtes nombreuses à nous chanter les louanges, me tente énormément. L’occasion idéale pour poursuivre ma découverte de cet auteur.

    • Moi je l’ai découverte avec Les armoires vides et cela avait été un coup de poing !! Les années, j’ai laissé tomber mais ce n’était pas le bon moment, j’ai hâte de le reprendre…Tous ses romans sont autobiographiques et cette lettre est un regard intéressant pour appréhender son oeuvre. 😉

  5. Cette lettre me tente beaucoup ! Autant j’avais eu du mal avec Les années même si le livre avait beaucoup de qualité autant j’ai aimé ce qu’elle disait dans La place et dont elle a l’air de reparler ici. Elle dit ce que ce beaucoup n’osent pas dire et c’est souvent si juste.

    • C’est ce que j’ai ressenti également, tu veux que je te l’envoie ? Je te fais ton colis demain de toute façon ! Et je vais reprendre les Années, j’ai aussi La femme gelée dans ma PAL, je crois que je ne verrais pas de la même façon après avoir lu cette « lettre » magnifique !!

  6. C’est étonnant nous somme des amoureux de Annie Ernaux, et quand nous avons vu cette lettre, nous n’avons pas succombé pensant ne pas trouver quelque chose d’aussi fort que « les années » qui nous avait enthousiasmé en y voyant un coup d’éditeur, mais là à lire ta prose nous allons surement craqué!

    Le thème me semble assez proche finalement du film de Desplechin « Un conte de noel »

    • Là, vous me posez une colle ! Je n’ai pas vu Le Conte de Noël, je n’ai pas encore lu Les Années, j’avais commencé (pas au bon moment) et j’ai laissé, par contre je garde un souvenir violent et positif des Armoires vides. En sachant que tous ses livres sont autobiographiques, qu’elle le revendique d’ailleurs, cette lettre m’a beaucoup touchée (même si c’est cher : 7€ le petit « carnet ») et m’incite à me replonger différemment dans son oeuvre. Cela dit, la Collection a du charme…
      PS : j’ai oublié de le dire dans mon billet (shame), il y a quand même deux photos noir et blanc de la maison de Lillebonne et de celle d’Yvetôt…

  7. Je n’ai rien lu de cette auteure mais j’ai « Les années » dans ma PAL ; il ne me reste plus qu’à le lire pour me faire une idée de son écriture.

    • Elle est un peu…abrupte quand on ne connaît pas, moi aussi j’ai Les années, je n’avais pas pu y entrer il y a deux ans, maintenant ça devrait le faire !!^^ J’aime beaucoup son écriture.

    • Ce n’est pas un roman, juste une lettre mais qui explique beaucoup des autres romans d’Annie Ernaux, commencer par cette lettre est une bonne entrée en matière 😉

  8. « Je n’écris pas parce que tu es morte. Tu es morte pour que j’écrive, ça fait une grande différence. » Wow ! 😯
    Je n’ai jamais lu cette auteure.

    • Comme je l’ai déjà dit, elle n’est pas facile sur le fond, voire dérangeante, mais une fois les a priori dépassés, on se laisse prendre avec joie, car elle écrit très bien. Après, c’est une question de goût personnel !!^^

  9. Voilà une auteur avec laquelle je n’accroche pas du tout. Au-delà du contenu, intéressant par ailleurs, je trouve son écriture froide et distante, presque « chirurgicale ». Après 2 ou 3 tentatives, j’ai décidé que je n’irais pas plus loin.

    • Je comprends ! Elle va très loin parfois ! Mais globalement j’aime bien ! Même si j’ai eu du mal au début… Elle a choisi l’autobiographie dans tous ses romans, c’est sa thérapie mais c’est quand même un style !!Après, les goûts …^^

  10. Ca me donne bien envie de le lire. Surtout que j’accroche vraiment avec Annie Ernaux.
    J’aime assez le concept de cette collection, tu nous en liras d’autres?
    Ah si seulement j’arrivais à lire tous les autres livres au programme dans un premier temps….

    • Ne t’en prive pas et ne te fie pas à la photo qui « grossit », cette petite lettre tient dans une simple enveloppe rectangulaire et se lit en une heure…entre deux livres plus épais ! Et j’en relirais volontiers si elles sont d’un auteur qui m’intéresse, bien sûr^^

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  13. Je ne pense pas que je le lirai, pour une raison simple : les enfants décédés en bas âge ne sont pas un secret de famille dans ma famille. J’ai presque l’impression que leurs soeurs se font un devoir de parler d’eux, de montrer leur photo comme pour les inscrire en dépit de leur mort dans l’histoire familiale. J’ai parfois envie d’écrire un très long article sur eux, comme pour transmettre à mon tour.

    • Mais tu devrais !! Il faut dire qu’à l’époque d’Annie Ernaux (1950), en milieu semi-rural, ce n’était pas facile ces questions ! D’où son besoin de l’exorciser, mais avec toujours beaucoup de dureté dans les mots ! Même si au final, c’est très émouvant…. Je comprends que certains livres ne peuvent pas être ressentis de la même façon quand le sujet nous touche d’aussi près !! 😉 Et écrire c’est une bonne façon de transmettre, de les faire vivre encore aussi… et je pense qu’avoir un blog nous permet justement ce genre de digressions, il ne faut pas s’en priver ! Bonne soirée à toi !

    • Je viens juste de voir passer ton billet, je vais voir !! C’est sûr que celui-ci est particulièrement touchant ! Percutant même ! Et son style, toujours très épuré sans bla-bla… 😉

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