MAL DE PIERRES de Milena Agus


Le mal de pierres ne désigne pas seulement les coliques néphrétiques, ces cailloux douloureux qui vrillent les reins, mais un mal indéfinissable et tout aussi minéral qui ronge l’âme de la grand-mère de la narratrice, le mal d’amour ou plutôt de manque d’amour. Et cette grand-mère « différente », est atteinte des deux, l’un servira à excuser l’autre et sa vie de « gentille folle » en sera à jamais marquée.

La narratrice est la petite-fille de cette aïeule transcendée malgré sa folie douce, dont elle retrouve le cahier noir à tranche rouge lors de travaux de rénovation de la maison familiale, cahier jalousement caché dans un mur. Dans ce petit roman de 139 pages, Milena Agus nous brosse à grands traits l’Histoire de la Sardaigne, de l’Italie aussi, de 1943, en passant par les évènements de 1969 à nos jours sans presque jamais nous ennuyer. Au moment où cela aurait pu, elle rebondit comme un chat et nous donne une folle envie de savoir la suite sans qu’on lâche le livre dont la fin nous laisse tout supposer sans certitudes aucunes…

Imaginez dans la Sardaigne des années 40, catholique et pudibonde, une jeune fille de presque 30 ans, incapable de prendre époux à cause de sa différence mais faisant fuir également les fiancés potentiels de ses soeurs cadettes. Elle finira par épouser un veuf, qui la prend comme elle est, pour sa beauté aussi. Elle ne l’aime pas, il le sait et ils dormiront toute leur vie, chacun « à l’autre bout du lit », sans se toucher, (allant même jusqu’à en tomber !), sauf pour des parties « sexe » très hot, même si elles ne sont décrites qu’en une page et quelques lignes, on imagine très bien la vie de ces deux là : elle, s’en voulant de ne pas aimer un homme aussi bon car il l’est et nous éprouvons d’emblée de la sympathie pour Grand-père et lui s’éclatant au bordel la plupart du temps, sauf quand elle « fait » comme les filles qu’il va voir. Le mal de pierres fait aussi qu’elle ne peut concevoir d’enfant, allant de fausses couches en fausses couches.  » C’étaient les femmes normales qui avaient des enfants, les femmes joyeuses, sans vilaines pensées, comme ses voisines de la rue Sulis. Dès qu’ils se rendaient compte qu’ils étaient dans le ventre d’une femme dérangée, les enfants fuyaient, comme tous ses fiancés. »  L’arrivée de la guerre et la démobilisation de ce Grand-père providentiel lui a permis d’échapper à  l’asile pour « calmes » où voulaient la placer ses parents, las de ses tentatives de suicide et autres bizarreries qui jetaient la honte sur cette famille respectable et respectée. On ne rigole pas avec Dieu et les apparences dans ces contrées, on fait venir le prêtre pour exorciser un mal qui ne se soignera pas ainsi, ou on cache ce qui n’entre pas dans le moule. A l’aube des années 1950, Grand-mère, mariée, partira en cure sur le continent pour soigner son mal de pierres et y rencontrera Le Rescapé, homme raffiné et beau malgré une jambe de bois gagnée à la guerre, « aux mains bonnes » dont elle va tomber éperdument amoureuse  et le restera sa vie durant.  » Elle installait toujours sa chaise un peu derrière lui pour qu’il ne la voie pas, charmée, regarder la courbe de son front, (…), sa gorge sans défense, (…) dans sa chemise aux manches retroussées d’une blancheur  immaculée (…), une dignité à en pleurer, dans ce corps offensé mais malgré tout encore inexplicablement fort et beau. »  Le Rescapé est un Gênois exilé à Milan qu’elle ne reverra plus mais qu’elle continuera d’idéaliser. Un mois après son retour, elle tombe  enceinte et garde enfin le garçon (père de la narratrice) dont on ne sait toujours pas s’il est du Rescapé ou de Grand-père… L’auteure nous promène ainsi dans la vie de son aïeule entre imaginaire et réel, reprenant le point de croix des broderies souvent lacérées de Grand-mère, remaillant l’histoire de la famille, car les personnages secondaires sont aussi très importants et elle leur accorde la juste place. La famille estime avoir payé son tribut à Dieu (implicitement) pour deux générations grâce à cette Grand-mère pas comme les autres et si attachante. Dévote mais pas bigote, L’implorant de LUI pardonner de ne pas avoir été assez bonne en retour d’un amour qu’elle pensait ne pas mériter.

Mais la petite-fille, en découvrant l’histoire soixante ans plus tard et une lettre jaunie du Rescapé, est-elle parvenue elle-même à démêler le vrai du faux, l’a-t-elle magnifiée, restituée ou réhabilitée ? A l’image de Cagliari, ville rocailleuse et chantante comme l’eau pure des torrents mais douce et sensuelle comme la plage Del Poette, l’histoire reste en suspens, point d’interrogation vivace pour la narratrice, l’auteure peut-être, et ses lecteurs qui n’en sauront pas plus ! Écrit de janvier 2004 à mai 2006.

J’ai aimé puisque je l’ai lu presque d’une traite, sauf au milieu, à un moment, les descriptions plates, l’écriture linéaire qui sied bien au texte le reste du temps manquent d’épaisseur mais Milena Agus qui a longtemps écrit des nouvelles est restée un peu coincée dans ce format, on sent l’écriture balbutiante parfois. Cependant, elle sait relancer et là, on ne lâche plus. Reste à savoir si sur un roman de 300 pages ou plus comme elle rêve d’en écrire, elle tiendra la distance. A suivre !

SUR L’AUTEURE

Née à Cagliari en Sardaigne en 1959, elle y enseigne, y vit et ne comprend pas pourquoi la célébrité devrait changer les gens. Dans la Postface d’une dizaine de pages écrites après ce livre, en 2007, pour une conférence littéraire à Francfort, elle s’y raconte mieux que dans tout ce que l’on peut trouver d’elle sur le Net. Elle nous dit qu’elle ne se considère pas encore comme un véritable écrivain, que pour  accéder à ce titre il faut avoir écrit au moins cinq ou six romans, elle ne comprend toujours pas pourquoi elle a autant de succès à l’étranger où elle est traduite en cinq langues.  Mais elle est fière de savoir qu’elle a pu faire rire et pleurer les gens (on ne rit pas vraiment dans ce livre plus porté à toucher la corde sensible). Elle nous dit qu’elle aime raconter des histoires entre réalité et imaginaire, donc pour Mal de pierres, on ne sait toujours pas où est la part de réel et où commence l’imaginaire,et ce n’est pas plus mal…mais je ne vous dis pas la toute fin non plus pour celles qui auraient envie de le lire… Il y a encore une lettre jaunie du Rescapé après, allez savoir !!« J’ai découvert que l’écriture (…) rachète le réel, et d’une façon toute particulière. (…) Ce que je raconte est en partie vrai et en partie inventé ».

Sa modestie est touchante, elle refuse les paillettes et déteste les Clubs qui polluent la Sardaigne ; considère que l’argent gagné avec ses livres est comme un cadeau de Noël ! Extrait : « Avant j’écrivais des nouvelles, et maintenant des romans. De plus en plus courts. Car j’ai hâte d’arriver à la fin (nous aussi !!). J’écris comme je mange : j’avale à toute vitesse et puis je regrette que mon assiette soit vide. (…) j’aimerais énormément écrire patiemment un long roman. » On t’attend Milena !

46 réflexions au sujet de « MAL DE PIERRES de Milena Agus »

        • Et comment que ça m’intéresse ton avis !! J’y cours de ce pas !! parce que de enthousiaste au début, je suis passée par diverses couleurs et je ne sais plus quoi en penser, même si j’ai beaucoup aimé sur le moment !! Après tout c’est aussi ça qui compte non ??^^ Tu n’as peut-être pas vu (je passe du coq à l’âne) mais Livvy a mis lapin dans la liste de mots imposés bien que tu n’aies pas laissé officiellement de commentaire. Sympa non ??? Niak niak… je me demande toujours où je vais l’amener celui-là…^^

        • Ouaich !! mais toi tu es chevronnée dans la critique !! je ne sais pas si mes pauvres « impressions » la toucheraient alors que je l’aime beaucoup cette Milena, malgré ses imperfections !! Et elle le dit elle-même !!^^ je sais je sais je vais m’investir plus avant sur Babélio… Tu m’as convaincue, irrémédiablement !! 😉

        • Quand ?? je ne l’ai pas vu !! Ca ne s’arrange pas… Mais bon, l’essentiel est que j’ai la liste complète !! Et encore bravo pour Milena, ton avis est beaucoup plus enthousiaste que le mien !!^^

      • 😆
        J’avoue que ce lapin, pour le caser, vu le thème de mon texte… 😆 mais moins difficile que dromadaire (lui vraiment 🙄 :lol:)

        Sinon, pour le roman, je pense avoir lu un de l’auteure mais je ne me souviens plus duquel.

        • Nous avons le même problème « animalier » cette semaine à ce que je vois !! Lapin passe encore mais comme toi, dromadaire ?, à part les cartes du même nom… Note la semaine dernière, bouquetin m’a énervé également !!^^Et pour ce roman, c’est une jolie surprise, pas impérissable non plus mais qui laisse l’envie d’en lire plus, et c’est déjà très bien !!^^Pour les postes en France le w-end, pendant que j’y pense, à Paris la Poste du Louvre est ouverte toute l’année 24h/24. Après, c’est comme partout, en fonction des quartiers, mais le samedi matin, NORMALEMENT, c’est ouvert !!^^

  1. j’ai adore « mon voisin » et »mal de pierres ».
    Pour moi,l’interet entre autre est aussi la fin que j’ai comprise comme etant un reve fait par une jeune femme en mal d’affection..Il ne s’est jamais rien passé entre les 2….(c’est juste mon opinion)
    par contre « battements d’ailes »,je n’ai pas réussi à aller au bout.
    Bises

    • Oui, j’avais compris mais je ne voulais pas le dire !!^^ J’ai aimé comme on aime un sorbet plutôt qu’une glace à la crème, léger, et un peu fade au milieu !! J’attends de lire autre chose d’elle pour fortifier mon avis !! 😉 Et elle n’est pas « égale » dans le livre….

  2. Aussitôt acheté, aussitôt lu (ou presque !) « Mon voisin » est bien de Milena Agus, j’avais bien aimé, presque plus que Mal de pierre, que j’ai aimé presque après coup, en laissant la lecture ruiner. Mais je n’en avais pas de souvenirs précis, merci pour ce bon rappel. Mais j’ai quand même dans ma PAL Battements d’aile. On verra !

    • Je ne sais pas ce que tu veux dire par « en laissant la lecture ruiner »… Ahem??? Mais globalement je crois ressentir ton sentiment un peu « mitigé » comme le mien, on sait pourquoi on aime tout en ne sachant pas trop ce qui ne nous amène pas à l’adhésion totale !! En même temps, elle le dit ell-même, elle n’écrit pas encore comme « un écrivain chevronné », d’où quelques défaillances dans un récit pourtant intéressant voire passionnant !! j’attends aussi de lire d’elle quelque chose de plus abouti et de plus « épais »….

    • Vendre, vendre comme tu y vas !! J’y mets aussi quelques bémols car on ne peut pas plaire à tout le monde !! Globalement j’ai aimé, c’est vrai mais j’attends un « je ne sais quoi » de plus chez cette auteure…^^ je peux te l’envoyer avec Benjamin Button qui doit partir vendredi, tu me mailes en me redonnant ton adresse car elle est au milieu des 535 mails qui m’atendent depuis une semaine !! Oui je sais, mais la vraie vie prend du temps aussi et je ne peux pas être partout !! lol !!^^ Je te l’envoie !! D’ailleurs ton avis de « jeune fille » m’intéresse au plus haut point !!^^

  3. Comme toi, je l’ai lu d’une traite et j’ai adoré. Avant je ne connaissais pas cette auteure mais avec ce petit roman, je suis tombée amoureuse de cette écrivain. Ensuite, j’ai lu d’affilé « Battement d’ailes » et « Mon voisin » ; que du bonheur. Il ne me reste plus qu’à lire « Quand le requin dort ».

    • J’ai lu que « Quand le requin dort » était épuisé en Italie et n’avait pas été traduit !! Peut-être qu’avec le succès de Mal de Pierres, ils l’ont ressorti!! Je lirais bien autre chose d’elle justement !!^^

    • Aaah ! ton message s’était caché dans « indésirable » !! Il me fait ça depuis quelques jours et j’ai un mal fou à le restaurer !! Merci pour le titre de mon blog qui s’est un peu imposé, vu que ce pseudo était déjà connu de certaines bloggueuses, sinon j’aurais bien pris quelque chose de plus court !! Pour Mal de pierres, c’est aussi un bon souvenir mais va-t-il rester longtemps en mémoire ?? J’aimerais découvrir « mieux » de cette auteure qui le mérite !!

  4. J’ai beaucoup aimé « mal de pierres » parce que c’est l’histoire d’une femme différente des autres à une époque où être différente était encore plus difficile que de nos jours … Elle aspire à l’Amour avec un grand A, à trouver sa place dans une société trop conventionnelle et elle n’y arrive que dans le rêve …

    • C’est pour cela aussi que j’ai beaucoup aimé ! Elle a échappé à l’asile de justesse. Après, le style de Milena Agus, bien que très enlevé à certains moments reste inégal et ne m’a pas convaincue tout à fait. Mais bon, première expérience positive globalement… 😉

    • Ah ! Enfin quelqu’un qui dit ce qu’il pense !! Je ne critique pas ceux qui ont aimés non plus ! Chacun ses goûts, mais c’est vrai que ce n’est pas vraiment mon style et voilà…il y a des semaines comme ça !! 😉

  5. Un assez bon souvenir de lecture, mais je me rappelle avoir ressenti, comme dans un film, que certaines scènes tiraient un peu en longueur. Je n’ai toutefois pas boudé mon plaisir. Ton billet me fait penser qu’il faudrait que je tente autre chose de cette auteur.

    • Bon souvenir puisque je l’ai lu quasiment d’une traite (en même temps il n’est pas long!!) mais je ne l’ai pas trouvé égal, je reste sur ma faim alors qu’il y a des passages splendides, d’autres font carrément retomber le soufflé !! 😉 On devient exigent(e)….

    • C’était mon premier ! Je suis un peu restée sur ma faim mais je pense qu’il faut la suivre… et merci à Lili !! Bienvenue ici, je vais te noter aussi !! Je débute et c’est un boulot cette blogroll… Faudrait pouvoir se démultiplier !!^^

  6. J’avais beaucoup aimé ce livre, même si je me rends compte que son souvenir est très flou finalement (peut-être l’occasion de le relire !). En revanche, je n’ai pas pu accrocher à ses autres livres au point que je n’ai même pas tenté son dernier 😦

    • Bonjour ! perso je reste encore mitigée sur ce livre, i emballe sur le moment malgré quelques faiblesses et…s’oublie très vite !! Je ne sais pas si je relirais tout de suite quelque chose d’elle !! Ca ne me tente pas comme avec certains auteurs où l’on a envie de tout dévorer ! 😉

  7. J’avais beaucoup aimé ce premier livre.
    La critique avait été difficile avec son deuxième (aussi court), Battement d’ailes, après avoir littéralement encensé le premier, mais j’en garde un bon souvenir.
    Et j’attends le prochain avec impatience, car l’univers de Milena Agus me transporte à chaque fois.

    • J’ai lu en post-face de celui-ci qu’elle ne se considérait pas encore comme écrivain ! Qu’il lui faudrait 2 à3 romans de plus… Certes, elle a un univers passionnant, mais effectivement quelques faiblesses de plume !! Mais à suivre de toute façon !!^^

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