Suzanne ne voyait plus le temps passer. Elle vivait prisonnière d’une seule facette d’un prisme sans perspective ni devant, ni derrière. Le passé s’effilochait, le présent oscillait sur un air de tango. Des souvenirs brumeux qui repassaient parfois, elle extrayait le suc. En les réinventant, en refaisaient du miel, chassait les mouches qui avaient bourdonné jadis.
Elle avait fui ses racines bigoudènes et avec elles, sa mère qui avait attendu sa vie entière les retours du bateau de son père. La terre âpre, le granit, le bleu qui virait au gris et le gris qui gardait souvent un peu des reflets bleus de la mer. Sauf les soirs de tempête quand son père n’était pas rentré, la sirène hurlait, les phares balayaient les rochers et vous donnaient le tournis. Derrière la fenêtre, elle priait pour que son père survive, que des pirates ne profitent pas de la situation pour les saborder. Que de cauchemars elle avait fait ces nuits-là pour oublier ce que disaient les femmes présentes pendant la soirée. Elles racontaient des histoires plus terribles encore… Elle courait se réfugier dans sa chambre, se plongeant dans des magazines futiles ramenés par sa cousine Brigitte qui était montée à Paris. « Le secrétariat mène à tout » lui répétait-elle en riant, le chignon haut, posé comme une motte de beurre au sommet de son visage espiègle.
Mais Suzanne ne voulait ressembler à personne, ni à sa mère, ni à Brigitte. Elle voulait le monde, le parcourir autrement que sur un vieux rafiot de pêcheurs et danser chaque jour jusqu’au matin. Elle l’avait eu et aussi la vie dont elle rêvait. Du moins, elle y avait cru. Et puis un jour, les printemps vigiles qui veillaient sur elle s’étaient enfuis. Les draps froissés des lits de passage avaient cessé de bruire. Même au soleil, dans son mas provençal loin de la lande où jamais ne flottait l’odeur des crêpes aux pommes, où le polygone de la piscine vide ressemblait à une étoile déchue, l’hiver, le lent hiver de la vieillesse avait blanchi ses cheveux. Et derrière, plus loin, sa mémoire oublieuse emportait sans prévenir les feux désormais éteints des crépuscules princiers d’autrefois.
La perle de cristal qui ornait son annulaire amaigri glissa au sol ; elle se brisa instantanément, elle entendit mourir le son d’un morceau qui roulait sur les froides tommettes, s’amenuisant comme se taisent les rivières dont le lit s’est tari. Elle regretta soudain le vent de la lande, la main fraîche de sa mère sur son front ou les baisers rugueux de barbe de son père, les fureurs vivantes de la mer déchaînée. Tout ce que l’on fuit, tout ce que l’on quitte revient un jour vous accuser d’un doigt démesurément long dans le silence perfide du déclin…
Ma participation à des Mots, une histoire n° 102 d’Olivia. Les 15 mots à placer étaient : pirate, bateau, bigoudène, crêpe, chignon, perle, cristal, facette, prisme, polygone, soirée, crépuscule, déclin, fin, vigile.