La voie ferrée – 2 –


Il y a presque un an, le 22 avril pour être exacte, j’avais remanié une vieille nouvelle qui traîne toujours dans mes tiroirs et j’en avais fait un texte pour Des mots, une histoire n°27 ! (Que le temps passe vite !). Ce devait rester sans suite et allez savoir pourquoi, les mots de cette semaine m’en ont inspirée une, qui n’a encore rien à voir avec ladite nouvelle mais c’est la dure loi des mots imposés qui nous mènent par le bout du nez parfois… ! Pour ceux qui voudraient relire le texte d’origine, c’est PAR ICI

LE TERMINUS…

Vous en connaissez beaucoup qui sont revenus indemnes du chaos ? Ou simplement revenus, un jour où l’azur avait décidé d’éclairer le nord de l’horizon ? Si peu finalement qu’on a oublié jusqu’à leurs noms…

Je suis resté quelques temps chez la Berthe, histoire de ne pas perdre de vue d’où je venais. De ne plus me répandre en philosophies stériles après mon départ. Je m’ennuyais un peu dans sa cuisine qui sentait le beurre rance, je n’osais pas lui dire. Mais franchement, après avoir rendu visite trois jours de suite à Paulo dans sa roulotte de chantier, à l’aider à retrouver ses souvenirs perdus en Indochine, à essuyer ses larmes mélangées aux trop-pleins de bière quand la mousse lui sortait par les yeux, alors oui, j’avais besoin d’air, de me retrouver un peu seul surtout… Je repensai à la fille qu’on n’avait pas revue. Paulo faisait le guet l’air de rien, assis sur les marches en fixant avec une fausse attention les nids d’oiseaux sur les lignes électriques pas près d’être enterrées. Quand il me voyait arriver, soufflant dans mon vieil harmonica, il levait des bras fatalistes avant de les laisser retomber sur ses cuisses  grassouillettes. En plus d’être rubicond, il devenait ventripotent le Paulo, les bières n’arrangeaient rien et il ne courait plus la gueuse pour éliminer. « Cherche pas » qu’y me disait, « Elle reviendra pas, tu sais bien…le Terminus… ».

Le Terminus ! Je faisais un blocage sur ce mot, comme si d’en parler seulement eût pu, par un effet d’attirance magnétique, me faire disparaître dans cette zone proche, pour moi,  du Triangle des Bermudes… « Ceux-ci » qui vivaient là comme les nommaient les gens du village étaient « à part ». Ils avaient construit leurs maisons, de broc et de tôles plus souvent qu’en briques et l’alignement sinistre qu’on en voyait de loin ressemblait aux vieux camps, aux goulags des livres d’histoire-géo. « Ceux-ci », une fois la porte de leur logement refermée s’écroulaient pour dormir ; quand ils n’avaient plus de toit sur la tête ils se contentaient du ciel avec ou sans étoiles…comme celles qui manquaient aux hôtels du petit-bonheur-la-chance. C’était toujours « pas de chance », l’hiver, qui charriait des corps refroidis, largués devant la morgue. Personne pour les identifier ou laisser une rose, ils avaient déjà eu du pot dans leur malheur de ne pas finir en festin pour les chiens errants, alors les ni-fleurs-ni-couronnes ça nous faisait marrer ! Mais cette fille, jolie et encore jeune ? Ce n’était pas une princesse mais elle ne ressemblait pas non plus aux paumées qui ralliaient le Terminus pour se payer une dose ! Et si elle avait continué au-delà, là où commence la forêt touffue et noire, printemps comme automne ? La forêt truffée de mines qui explosaient encore de temps en temps. Quand on en entendait une, tout le monde baissait le nez dans son verre, un sourire de comédie au coin des lèvres pour accompagner le non-non de la tête et surtout ne pas la ramener ! Sans en faire l’apologie, quelques-uns osaient dire que l’État avait autre chose à foutre, et qu’il était déjà bien « gentil » d’envoyer l’aide sociale au Terminus…

Moi je ne pipais mot, j’étais parti depuis trop longtemps pour que ma parole ait une quelconque valeur. J’avais toujours voulu croire que le Terminus là-bas était le dernier tombeau des illusions perdues, des voyages ratés, des amours impossibles, un cimetière pour vivants qui sont morts debout, un pied sur le macadam et l’autre déjà ailleurs… Fallait pas être Dieu pour deviner : des vies tristes à mourir qui vous collaient le bourdon si on s’en approchait. A ce niveau là ça en devenait contagieux disait Paulo, soudain réincarné en chauffeur à la tête d’un convoi pour le bonheur tout terrain. Même les rêves s’étaient échappés, abattus en plein vol par l’odeur avant même de s’être posés. Mais cette fille ? Merde quoi ! Avait-elle aussi basculé de l’autre côté du miroir ? Avait-elle de la famille ? Non ! Impossible… Quand on quittait sa famille ici, on n’y revenait jamais. Ou alors pour… Je balayais cette pensée qui en m’effleurant  venait de me réveiller tout à fait ! Il fallait que je la retrouve avant…enfin…s’il n’était pas déjà trop tard. Je fis mes adieux à la Berthe en lui volant un crayon qui servait à marquer la page de son livre. Je lui promis que je reviendrais pour la Sainte-Catherine lui planter un bananier et même un amandier si elle voulait. Mais là ça urgeait. Je rouvris mon portable en prenant soin de déverrouiller le clavier et je partis comme un voleur. Comme j’avais dû souvent le faire. Mentir pour préserver, fuir pour me sauver. Aujourd’hui j’avais peut-être la chance d’en donner une nouvelle à ma putain de vie sans âme, faire en sorte qu’elle ne restât pas cette eau plate, sans bulles de surprise aucune. Pour ne pas ruiner le peu d’estime qu’il me restait de moi…

Je remontai mon écharpe sur le nez afin d’oublier l’odeur de soufre qui montait des usines proches. Avec tendresse mais aussi pour me porter chance, je déposai un coquelicot sur les rails et d’un pas pressé, les mains dans les poches, je commençai à remonter la voie ferrée…

Ma participation au jeu d’Olivia, Des mots, une histoire n° 57 avec les 25 mots imposés suivants : automne, nord, chauffeur, ceux-ci, amandier, crayon, page, maison, chantier, ventripotent, azur, rubicond, princesse, rose, bananier, clavier, nid, ruiner, coquelicot, harmonica, magnétique, beurre, comédie, philosophie, apologie.

37 réflexions au sujet de « La voie ferrée – 2 – »

    • Tu es très matinale ! 😆 Merci pour la « gueuse », je ne m’en suis même pas aperçue !!! Je n’ai pas ta « promptitude » pour les jeux de mots… A ce soir Val !^^

    • Oh Marlaguette, tu ne trouveras pas ce convoi dans mes textes, je le crains ! Et encore je me suis « améliorée » depuis le temps… ;). Note que ça ne concerne que mes textes ! (Heureusement pour moi…)

  1. Une fin ouverte sur un nouveau texte qui ouvre si bien l’appétit d’en lire la suite. Dépaysant à souhait, j’ai voyagé loin ce matin. Merci !

    Coincoins déminés !

    • Ha, j’adore tes coincoins déminés ! 😀 La suite peut prendre une autre année tu sais, je me laisse vraiment porter par les mots de la semaine, pour le prochain voyage, je te prendrai peut-être comme démineur… 🙂 Merci à toi !^^

  2. Je t’ai envoyé le livre-voyageur « Juste avant » de Fanny Saintenoy. Il vient de chez Jeneen je t’en souhaite une bonne lecture. Mon billet sur ce live paraitra le 12 mars.

    • Merci Astrid, on se demandait où il était, bonne nouvelle, et je vais venir rattraper mon retard de lecture de billets… Pas facile d’être à jour dès qu’on s’absente un peu…

  3. Ping : Mondes virtuels | Désir d'histoires

  4. j’ai relu avec plaisir ton 1er texte et maintenant celui ci … Désenchanté,triste mais super bien écrit.Tes personnages prennent vie sous nos yeux ,on pourrait presque les dessiner.On s’attache à eux et bien sur ….LA SUITE!!!
    Bonne journée ;bises Asphodèle

    • Merci Pyrausta !^^ Mais tu as vu hein ? Les suites parfois prennent du temps et les mots ne sont pas toujours adaptés… Ou alors si on se « force » , l’histoire en pâtit au profit de l’exercice de style… Placer les mots à tout prix dans un texte qui manque de sens, ce n’est pas trop mon truc… 🙂

  5. Je préfère la version actuelle, plus romanesque et plus riche en émotions.
    Je retrouve ici ce que j’aime dans tes textes. Tu as un vrai style, c’est l’essentiel, les histoires sont secondaires même si l’on a envie de la suivre cette voie ferrée.
    Et puis tu es quand même la seule en 2012 à utiliser encore « eût pu »…tu me connais il faut toujours que je la ramène un peu…

    • Mais ce n’est pas une « deuxième version » !!! Disons que le premier épisode était volontairement dépourvu d’émotions, c’était justement pour « raconter » la misère sociale et affective… Et dans le deuxième j’ai voulu lui donner un sursaut, un semblant de réaction…
      Et puis je suis pour la réhabilitation du subjonctif, de tous les temps de notre langue si riche et qui nous permettent de jouer avec selon le moment précis ! Céder à la facilité de n’utiliser que certains temps contribue à appauvrir notre langue, non ? Je la ramène aussi dans ce domaine 😆 Et je ne suis pas la seule, heureusement !!! 🙂
      D’ailleurs je ne suis pas d’accord quand tu dis que l’histoire n’a pas d’importance hé ho ! ça va pas la tête ! 🙄 Autant réduire le jeu à une simple rédaction scolaire dans ce cas………. Biiises sale gosse !

    • Non c’est pas toi ! 😆 L’ambiance est volontairement plombée !!! Je reviens à mes premières amours ! Les derniers textes commençaient à être un peu trop roses, trop gais…^^

  6. Moi aussi, j’aime tes écrits et ce terminus n’est pas si gris. On sent la chaleur humaine. Je vais lire ton premier texte… je fais les choses à l’envers !

    • Merci Aymeline, j’adore Bob Dylan mais je n’y ai pas pensé une seconde ! 😆 Faut dire que je ne peux pas écrire en musique, ça me perturbe (j’en écoute avant ou après mais jamais pendant que j’écris…) 🙂

  7. Du coup j’ai relu le premier! Très beaux textes! c’est sûr qu’ une suite s’impose! Il y a ton style, certes, mais contrairement à ce que dit Mind, il y a l’histoire… qui n’est plus du tout secondaire à partir du moment où le personnage part à la recherche de la jeune fille mais aussi de lui-même!

  8. Je ne savais pas qu’un coquelicot sur une voie ferrée ça portait chance. Faudra que j’essaye… 🙂
    Ca me fait penser un peu à du Zola… me trompé-je ? 😆
    Je suis d’accord avec MTG, tu as un vrai style, que j’aime.
    Bises

    • Je t’avouerai que je ne sais pas non plus, ça m’est venu comme ça le coup du coquelicot ! Mais pourquoi pas après tout ? On a les superstitions qu’on veut bien… Merci pour ton compliment, je :oops:….voilà ! faut que je me lance maintenant mais MTG me pousse et c’est pas plus mal !^^ Je n’ai pas lu Zola depuis le lycée, donc je ne crois pas être influencée par son style ni même ses histoires, mais quand on dit « c’est du Zola », ça sous-entend souvent : « c’est la misère » ! 😆 Alors dans ce sens là, oui…

    • Merci Cériat ! Je n’ai pas eu l’impression de me « surpasser », 😆 ! Moi je ne suis pas triste mais je suis plus à l’aise dans ce genre de textes, va savoir !^^