LA FEMME GELÉE d’Annie Ernaux


 

 

 

 

Qui a dit qu’Annie Ernaux écrivait toujours le même livre ? Certes, les thèmes autobiographiques qu’elle aborde semblent un sujet inépuisable, à l’image de sa mémoire fouilleuse et introspective mais je n’ai pas retrouvé le style des Armoires Vides ni la même émotion de L’Autre Fille dans celui-ci. De son enfance à Yvetôt à son mariage, en passant par l’adolescence et ses études à Rouen, son écriture maîtrisée, juste, presque chirurgicale trace au scalpel ses interrogations, ses révoltes sur la condition féminine, sans tabous, parfois crûment, mais toujours dans la souffrance d’où émergent de rares moments de bonheur… Et on ne peut pas ne pas s’émouvoir quand ces mots nous ramènent à notre propre condition de femme, avec si peu de changements en trente ans (copyright 1981), malgré l’avalanche de lois prônant la parité, l’égalité des chances, le sexisme, etc,  et qui, comme nous le savons ne restent que théorie la plupart du temps…

LE LIVRE

Quelle surprise dans cet opus de voir l’enfance d’Annie plutôt heureuse, heureuse de son statut d’enfant unique, émerveillée par sa mère qui porte la culotte comme on aurait dit autrefois. Une mère qui ne fait le ménage (à fond) qu’une fois par an, préférant lire derrière le comptoir de l’épicerie-café un Delly romanesque laissant au papa qui tient le bar mitoyen le soin de s’occuper des repas d’Annie, de l’accompagner à l’école, bref de remplir les fonctions d’homme au foyer. Elle a donc été élevée avec ce schéma inversé, poussée par ses parents à lire, à devenir quelqu’un. «  Mais je cherche ma ligne de fille et de femme et je sais qu’une ombre au moins n’est pas venue planer sur mon enfance, cette idée que les petites filles sont des êtres doux et faibles, inférieurs aux garçons. Qu’il y a des différences dans les rôles. » Mais très vite, le regard des autres va modifier cette vision normale pour elle. Son père, « homme popote » est un anachronisme pour l’époque et sa mère n’a pas « les circonstances atténuantes » de la maladie ou de la de la famille nombreuse pour ainsi paresser, ne pas savoir faire une mayonnaise, coudre ses robes et épousseter sans cesse. Elle se sent différente, toujours, partout, par ses origines modestes d’abord, paysannes même, où le chemin à tracer est le sillon que l’on doit creuser soi-même pour sortir de ce milieu. Et ce milieu, elle en sortira grâce à l’éducation mais se perdra un temps dans un reflet de femme qu’elle ne voulait pas être.

A l’adolescence, surgissent les lectures, la lecture est déjà omniprésente depuis l’enfance, là viennent s’y ajouter entre Simone de Beauvoir et Kant, les conseils de Nous Deux ou Intimité sur ce que doit être une femme. La virginité, le mariage, les contradictions avec l’image du couple qu’elle devra former si elle se marie. Les premières règles, le dégoût, les complexes, trop plate, pas assez « gironde » dans les critères des mâles qui croisent sa route. Elle remet toujours tout en question :  » Pas facile de traquer la part de la liberté et celle du conditionnement, je la croyais droite ma ligne de fille, ça part dans tous les sens. Une certitude, l’époque Brigitte a été fatale pour ma mère, (…) ». Puis l’émancipation définitive avec le schéma parental après avoir désespérément cherché à l’excuser, le justifier auprès de ses camarades. La première expérience sexuelle qui n’a pas le goût ni les couleurs du rêve qu’elle espérait, seulement « les joues rugueuses » d’un amant sans importance. Mais le bac est sa priorité, les études, s’en sortir, réussir quoiqu’il arrive. Alors elle accepte le foyer pour jeunes filles à Rouen, les blouses roses et ce qu’une fille doit apprendre. C’est pour le lecteur, un voyage dans un temps pas si éloigné que cela (les années 50-60) où l’école n’était pas mixte (elle découvrira les garçons dans les amphis de la Faculté de Lettres de Rouen) et, où les deux mondes filles-garçons se voyaient à travers le prisme déformant de l’interdit, des conventions, du sacré et surtout du chacun-reste-à-sa-place.

Après quatre années de liberté en Fac de Lettres, les Sciences sont réservées au garçons bien sûr, vient le mariage avec Pascal, les doutes avant le mariage, des deux côtés, ils se ressemblent un peu tous les deux, à la différence que l’homme c’est lui.  » A d’autres moments, la croyance que notre malaise venait de l’incertitude elle-même, pour le supprimer, le pari de Pascal, foncer dans le mariage, on verrait après. Ma super lâcheté, l’inavouable, dans les derniers cercles de l’amour, je désire que mon ventre se fasse piège et choisisse à ma place « .

Mais l’image d’Epinal va se ternir  rapidement avec la routine, la naissance des enfants, le temps pour soi raboté à l’extrême et la carrière mise en veille pour que celle du mari décolle. Très vite, cette solitude, car elle est finalement toujours très seule, même mariée, comme si l’enfance unique lui avait laissée à jamais cette indébilité, cette incapacité à se fondre totalement dans une existence faite de clichés, de stéréotypes et surtout de s’absenter longtemps d’elle-même,  et finir par ne plus se reconnaître.

« Elles ont fini sans que je m’en aperçoive, les années d’apprentissage. Après, c’est l’habitude. Une somme de petits bruits à l’intérieur, moulin à café, casseroles, prof discrète, femme de cadre vêtue Cacharel ou Rodier au-dehors. Une femme gelée. »

MON AVIS

En plus de ce que je vous ai dit plus haut, la femme gelée, ici n’est pas  la femme glaçée par l’absence d’amour, mais gelée  au sens de figée dans des cadres, des images qui correspondent à la fois aux attentes de la société et à celles de la famille. Et pendant que sa vie à elle est « gelée », le temps passe, comme tout le monde elle a peur de vieillir et de ressembler à ce qu’elle a toujours haï. Annie Ernaux est fidèle à elle-même et très courageuse aussi de se livrer ainsi, sans pudeur, dénonçant tout haut ce que tout le monde pense souvent (bien trop souvent) tout bas. Elle ne crie pas, n’exhorte pas au féminisme, à brandir son soutien-gorge, non, le murmure en dit plus souvent parfois que les cris,  elle fait simplement le constat d’une vie de femme, prof de lettres qui eût aimé aller vers l’Agrégation (à ce stade de sa vie) si les entraves liées au statut de femme dans lequel est incluse la clause d’enfanter ne l’en avait pas empêchée. Je pense qu’Annie Ernaux aurait à certains moments, préféré être un garcon et pouvoir  décider comme un homme…sans rien lâcher de sa féminité qu’elle ne nie pas non plus ! Et oui, j’ai aimé ce roman dense, lucide, intransigeant, dépouillé dans le style et diablement émouvant.

SUR L’AUTEUR : Je vous parlerai d’elle plus longuement et certainement plus précisément après avoir lu Les Années (Lecture commune du 15 août). Mais j’en ai déjà dit un peu, après avoir lu L’Autre Fille, début avril 2011.

36 réflexions au sujet de « LA FEMME GELÉE d’Annie Ernaux »

  1. Bonjour 😀 ! Ton billet est très intéressant, le livre a l’air pas mal du tout même si j’avoue que le côté autobiographique me perturbe toujours un peu surtout par rapport aux proches de l’écrivain. Mais je pense que ce livre peut aider les femmes, car certaines ont bien trop tendance à se reposer sur les quelques acquis déjà obtenus alors que l’inégalité est encore présente.

    • Ah, âme sensible s’abstenir car aucun détail (concernant les proches, jusqu’à la maternité) sur les clichés ne nous sont épargnés !! A lire peut-être quand on est plus « mûr »… Et pourquoi mon lien ne marche pas ? Comme c’est étonnant ça ! 😉

  2. J’ose à peine l’avouer : je n’ai rien lu d’Annie Ernaux! Shame on me… Mais je vais à la librairie ce midi, alors qui sait, je me laisserai peut-être tenter… 😉

    • Merci George !! 😀 Celui-ci devrait t’interpeller !! Mais bon, heureusement, l’époque a un peu changé, un peu…Pas facile la vie d’une prof de français dans un collège !!

  3. Avec qui fais-tu la lecture commune « Les années » ? Je l’ai dans ma PAL. Il est enfoui au plus profond, mais je viens de le remonter à la surface… Si en août je suis en forme, je viendrai vous rejoindre.

    • Tu sais, il y a une « page » sur la page d’accueil où est écrit : Ici, Lectures Communes !! E tu peux y aller et laisser un commentaire quand tu veux t’inscrire ma belle !! 😀 (pourquoi Ducros y se décarcasse ?). Je fais cette lecture avec Anne (des mots et des notes), Martial et Véro du Port de l’encreuse (pas encore ajoutée car j’avais des soucis d’ordi !). Si tu veux venir, nous t’accueiillons volontiers !!!!

      • Je suis allée voir avant ta remontrance ! Mais… j’ai une lecture le 20, « Le prince des marais ». Donc, je vais lire ce livre et mettrai en ligne mon billet le 21. Je vais te laisser un petit message dans ta catégorie « Lecture commune » Madame Ducros !!!

        • Ha ah ha ! Tu me fais toujours rire !! Ce n’était pas une remontrance, ah ah ah !! Mais pour une fois que j’arrive à faire une page à jour avec des liens qui marchent, hein !! Fallait le souligner, pasque l’informatique et l’asphodèle c’est incompatibilité d’humeur !! Non non Le père Ducros est vraiment moche !! 😀

  4. Rien lu encore de cette auteure mais j’ai bien l’intention de la découvrir car j’ai « Les années » dans ma PAL depuis peu. Et ton article est tellement complet qu’il donne envie de s’y jeter sans restriction. Si je suis conquise par « Les années », je me jetterais donc sur « La femme gelée » ; il me semble que la lecture de ce roman est assez essentielle pour mieux se rapprocher d’Annie Ernaux.

    • Tous ses romans étant autobiographiques, je te conseillerai plutôt la lettre à sa soeur que j’avais chroniquée le 4 avril dernier (mon lien ne marche pas évidemment !! ;)) et qui s’intitule L’Autre Fille, bouleversant !
      Mais toutes ses lectures (plus je la lis) sont essentielles dans son oeuvre, à mon humble avis !! 😉

    • J’ai unpeu peur avec Les Années car je n’avais pas poursuivi au-delà de 20 pages quand il est sorti (c’était pas un moment favorable non plus !) alors que j’ai adoré Les armoires vides et dernièrement l’Autre Fille ! Pas encore lu La Place !! 😉

  5. Ce n’est pas forcément mon genre de lecture, mais tu en parles si bien que je note le nom de l’auteur, ils devraient bien pouvoir me procurer ça dans ma médiathèque bordelaise !

    • A Bordeaux, oui je pense !! Commence par L’autre fille, c’est une lettre à sa soeur morte avant sa naissance, ça fait 70 pages et se lit en 1h !! Et tu auras une idée de son style, mais vu tes goûts en général, suis pas sûre…. 😀 (rien de romanesque, si ce n’est sa propre vie !!)

  6. j’avais lu et bien aimé « la place », mais je n’ai pas poursuivi la découverte…un tort apparemment!
    mais tu sais Asphodèle moi je pense que les grands écrivains écrivent toujours le même livre…mais bon c’est un autre débat!

    • Un tort, je ne sais pas…. Il faut lire aussi ce qui te fait envie à un moment donné !! Et s’il est bien un GRAND écrivain qui n’écrit jamais le même livre c’est bien Romain Gary !! Autant Annie Ernaux, je ne le conseille pas forcément à tout le monde, autant lui (j’en suis au 3ème) et il n’ y a rien à voir entre le style, le thème mais le talent, lui est là, autant je le prescris sans modération !!

  7. coucou,
    pas aimé « la place » mais peut être lu à un mauvais moment (la mort de mon père). Bon, j’essaierai celui-ci, parce-qu’il est à la BM et que j’ai (un peu…!) confiance en tes beaux billets (un peu moins en tes liens si j’ai bien compris ?!!!!)
    A plus tard, on « pause » avec Jen, le temps de lire un peu ensemble…

    • Mes billets sont à l’image de ce que j’ai ressenti mais Annie Ernaux ne se lit pas à n’importe quel moment de la même façon !! J’avais lâché Les Années, il y a 3 ans ! Va savoir… Bonne pause, il en faut de temps en temps ou elles…s’imposent !! 😉

  8. J’ai eu des dictées, qui étaient des textes d’Annie Ernaux, des sujets de rédaction, basés sur ces textes, je n’ai donc jamais lu un de ses ouvrages en dehors du temps scolaire – si j’ose dire.
    Très beau billet cependant.

    • « De mon temps » on ne risquait pas d’avoir du Annie Ernaux !!! Et puis, je comprends qu’en lire des fragments ne donne pas forcément envie de s’y plonger après les cours…. Merci du compliment, c’est gentil !! 😉

    • Je l’avais dans ma PAL depuis deux mois, il était au-dessus, je n’ai pas pu résister !! Je t’exhorte à lire L’autre Fille, allons, toi qui avale les livres, ça ne prendra mêlme pas une heure et tu auras une idée de son style !! 😉 je ne savais pas qu’Alzeihmer grattait ! 😮