Une mélancolie poignante et vibrante semble s’être déposée sur ce livre, poussière d’ombres et de lumières mêlées. Sombre par la présence de la mort qui envahit le héros (et l’auteur) dès les premières pages, nous signifiant qu’elle sera aussi un personnage à part entière du récit ; sombre par les amours impossibles, remémorées vingt ans après et qui confirment que le temps de cet amour a fui ailleurs et ne repassera pas par l’histoire, ne la refera pas non plus. Elle restera à jamais suspendue, telle la dernière feuille rouge et silencieuse sur un arbre d’automne qui se refuse à tomber, alors que plus aucune sève ne la nourrit. L’obscurité reste toutefois, par éclipses, lumineuse comme ces clichés qui ont saisi l’âme, le geste, l’instant fugace plutôt que la pose à jamais figée. Et c’est dans cet instant de grâce que nous disparaissons sous ces pages légères et lourdes dans une musicalité incomparable, celle de l’imaginaire de l’auteur qui donne à cette mini autobiographie les accents d’un conte infiniment triste malgré des pointes d’humour nous assurant que la vie continue autour de l’absurde.
L’HISTOIRE
Lors d’un voyage en avion qui l’amène à Hambourg, Watanabe entend Norvegian Wood, la célèbre chanson des Beatles (chanson qui est le titre original du livre) et qui le propulse violemment vingt ans en arrière à Tôkyô sur les traces détaillées d’un passé qu’il croyait oublié. 1969. Avec Naoko et Kizuki, ils forment un trio d’amis inséparables. Naoko et Kizuki s’aiment depuis l’enfance. Ce dernier va se suicider et bien sûr leur vie va s’en trouver bouleversée. Ils quittent Kobé pour Tôkyô et mettront un an avant de se revoir. Il a commencé sans conviction des études d’histoire du théâtre et elle a quitté le lycée chrétien, privé et très cher pour s’installer seule tout en suivant ses cours à l’université. Lui, échoue dans un foyer pour garçons d’une austérité quasi militaire malgré le laisser aller de la majorité des occupants… Sur fond de manifestations contre l’impérialisme nos deux héros vont se rapprocher pendant cette période estudiantine, elle ne l’aime pas, sa névrose confine à l’autisme mais ils passent leurs dimanches à faire d’interminables balades dans Tôkyô, l’ombre de la mort toujours présente entre eux et en eux, ils ressemblent à deux solitudes incapables de communiquer vraiment, surtout elle qui ne sait pas mettre de mots sur les choses, qui le laisse se perdre « dans ses grands yeux limpides » qui parlent pour elle. Elle lui demandera une requête, une seule avant de disparaître encore : « Mais maintenant je comprends. Finalement, je crois que seuls les pensées et les souvenirs incomplets peuvent venir se loger dans des phrases, qui par définition, sont incomplètes. Et je crois qu’au fur et à mesure que mes souvenirs concernant Naoko se sont estompés, je l’ai de mieux en mieux comprise. maintenant, je comprends pourquoi elle m’a demandé de l’oublier. Sans doute le savait-elle aussi. Que le souvenir que j’avais d’elle finirait par disparaître. C’est justement pour cela qu’elle a insisté. « Ne m’oublie jamais. Souviens-toi que j’ai existé ».
Il ira de liaisons faciles en rencontres amicales un peu déjantées, il lira beaucoup, du John Updike, du Scott Fitzgerald (dont Murakami a traduit les oeuvres en japonais) et qui revient souvent dans le livre, du Raymond Chandler (dont il dira à sa mort en 1987 qu’il a été un de ses maîtres à penser mais aussi un ami). Autant de lectures « pas à la mode de l’époque » mais qui lui permettent de rester seul le plus souvent possible et de se démarquer du troupeau. La névrose de Naoko s’aggrave et elle part en maison de repos (on ne dit pas asile ou encore hôpital psychiatrique). Sa rencontre et sa liaison avec la pétillante, fantasque et délurée Midori ne lui font pas oublier Naoko avec qui il a eu une aventure d’une nuit avant qu’elle ne disparaisse à nouveau. Naoko qui veut garder le souvenir intact, ne pas continuer, car elle semble vouée à l’impossible, refermée à jamais sur des blessures indélébiles et surtout faite pour la mort et son irrémédiabilité. Elle est fragile comme un brin de paille, elle cherche le contact pour mieux le fuir : « A la fin de l’automne, quand le vent froid se mit à souffler sur la ville, elle vint se blottir de temps en temps contre moi. Je sentais son souffle, à travers l’épais tissu de mon duffle-coat (…) Ce n’était pas mon bras qu’elle cherchait, mais un bras. Ce n’était pas ma chaleur qu’elle cherchait, mais une chaleur. J’étais gêné de n’être que moi. »
Mais c’est aussi une rencontre avec Tôkyô qu’il arpente souvent la nuit avec son ami Nagasawa, son Gatsby Le Magnifique où ils traînent dans les boîtes de jazz (autre passion de Murakami qui a lui même tenu un club de jazz pendant huit ans). De rencontres avec des filles qui finissent au love hotel, la description par le menu des plats qu’il mange (qu’il soit seul ou accompagné) : des concombres en bâton et des éperlans trempés dans la sauce miso, les anguilles, le sukiyaki qu’il prépare à Naoko dans sa maison de repos (il m’est arrivé de regretter de n’avoir pas de bar à sushis à proximité pendant ma lecture !) et le whisky qu’il descend plutôt bien, entre deux cocas. Ce portrait du japon occidentalisé (d’autant que le livre date de 1987) est accolé aux lectures et musiques anglo-saxonnes (Mile Davis, les Beatles, Les Doors ou Bill Evans entre autres), nous démontrant que le pays des geishas et de la réussite individuelle était en pleine mutation dans ces années là. Le détail des quartiers évoqués régalera certainement ceux qui connaissent Tôkyô. La sensualité et la sexualité parfois crues mais jamais vulgaires nous rappellent tout de même que nous sommes au pays des célèbres estampes. Mais toujours avec beaucoup de grâce, de « normalité » face à ce sujet que notre culture judéo-chrétienne censurerait dare-dare ! Alors ? répondra-t-il à l’amour de Midori ? L’ambiguité des sentiments entretenus avec Naoko va-t-elle se démêler ? En sachant que sur les six personnages présents au début du roman, trois vont mourir…
MON AVIS
Ce livre d’apprentissage de la vie, de l’amour et de la mort est d’une puissance narrative époustouflante. En quelques mots simples, calligraphiés d’une plume légère, comme pour un idéogramme où il faut exécuter le caractère sans lever la main, ce roman sensible où la glace côtoie les flammes dans un style simple, fluide comme l’eau des fontaines d’un jardin zen nous envoûte toujours un peu plus jusqu’à la fin où un dernier rebondissement ne nous conforte pas dans l’image d’un happy end. L’exploration subtile que Murakami nous offre de l’âme humaine, des sentiments contradictoires qui la déchire, nous laisse le coeur au bord des larmes, des larmes qui ne coulent pas, nouées qu’elles sont par la force infinie des sentiments. La mélancolie s’accroche longtemps après au petit nuage sur lequel nous flottons et dont nous ne voulons pas redescendre…happés que nous sommes par des dissonances travaillées et qui en deviennent harmonieuses et intemporelles.
SUR L’AUTEUR
Né le 12 janvier 1949, il a dès 1979, obtenu le prix Gunzo pour son premier roman (à 20 ans) « Ecoute le chant du vent ». Ecrivain, traducteur (de Francis Scott Fitzgerald entre autres) essayiste, je vous conseille d’aller là, si vous voulez en savoir plus ! A savoir que son dernier roman, très attendu, IQ84 « a mini-bending ode to 1984 de Georges Orwell » sortira le 25 octobre 2011.
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